Kassav’ et Jacob Desvarieux
À Mbanza-a-Kongo, ancienne capitale de l’Empire Kongo où j’ai passé une partie de mon enfance, les habitants aimaient Kassav à tel point qu’ils remplaçaient avec bonheur Asi pon Gaba man trouvé an lélé par « Asi Kongo bazola ku Malelé », qui signifie « les habitants de Mbanza-a-Kongo aiment Malelé ». Malelé était à environ 80 km, c’était un célèbre marché à la frontière entre l’Angola et l’ex-Zaïre, aujourd’hui RDC, et les gens y allaient pour son opulence. L’heureuse appropriation de ce couplet, tiré de la chanson Kavalié O Dam chantée par Jacob Desvarieux, indique la place que Kassav avait dans le cœur de cette ville, construite vers le XIIe siècle par mes ancêtres qui avaient accueilli les Portugais au XVe siècle avant de les combattre résolument plus tard, jusqu’à la chute de l’empire au XVIIe siècle, quand le dernier souverain, Vita-a-Nkanga, fut assassiné lors de la réputée Bataille d’Ambuila qui eut lieu le 29 octobre 1665. Et il en fut ainsi pour chaque couplet chanté en créole par Kassav ; il a toujours inspiré une version complice en kikongo, la langue de l’empire. Pour le peuple de cette terre qui a résisté à toutes les formes d’oppression et d’acculturation, qui a commencé la lutte anti-coloniale contre les Portugais en Angola et qui a participé activement à leur expulsion du pays en 1975, accepter Kassav signifiait bien plus que d’accepter un groupe d’une musique en apparence festive. C’était accueillir l’expression d’une identité historique qui résonnait en lui, c’était agréer une couleur sonore, accepter des sons qui appelaient à un ralliement qui visait atteindre une liberté plus grande. Pour lui, Kassav était venu pour casser une certaine norme installée par les Portugais dans tous les pays lusophones et qui fut maintenue et endossée en Angola après l’Indépendance pour y ériger un royaume du colorisme lusotropicaliste. Cette norme produisait des élites assimilées qui voulaient ressembler au maître blanc jusque dans les gestes et les tiques. Ces élites — blanches, métisses et noires — véhiculaient des imaginaires qui reléguaient les cultures africaines à la honte et au mépris. Elles interdisaient les langues nationales à l’école et prenaient pour modèle les contrées lointaines des pays d’Afrique noire. L’arrivée de Kassav et l’accueil physique en fanfarre qu’il a reçu en Angola dès 1984, notamment parmi ces élites assimilées et acculturées, sont alors une anomalie qu’il faut expliquer.
La première explication réside dans le choix du créole comme langue d’écriture et d’interprétation du groupe et dans les rythmes joyeux de sa musique qui invitent spontanément à la fête, un ensemble qui peut facilement cacher l’essence du message identitaire pour une oreille non antillaise. Et les Portugais ayant légué l’Angola à des gens qui ont formé des élites forgées à partir de rien, qui aiment boire et danser sur la musique des îles tropicales, les mélodies de Kassav avaient les bons ingrédients pour qu’ils ne s’intéressent pas du tout à leurs messages d’affirmation. Ils ne pouvaient donc pas comprendre que Kassav incarnait ce qu’Achille Mbembe appelle le courant de la « déclaration d’identité ». C’est un courant qui refuse qu’on attribue une identité au Nègre, c’est un courant où « le Nègre dit de lui-même qu’il est celui sur qui on n’a pas prise; celui qui n’est pas là où on le dit, encore moins là où on le cherche, mais plutôt là où il n’est pas pensé »*. C’est le courant où être Nègre c’est être une « arme miraculeuse »**. Les élites assimilées d’Angola ne pouvaient donc pas comprendre que le message de Kassav dans certains textes pouvait être comparable à celui de Bob Marley, qu’elles n’ont jamais promu. Elles ne comprenaient pas non plus que cette musique née des tambours du gwoka de Guadeloupe en 1979, la plus rebelle des Antilles françaises, était avant tout une ode à la négritude et à la créolité, qu’elle était une sublime affirmation de la beauté noire et créole. Si la créolité pouvait être accessible aux élites angolaises, et même désirée, puisqu’elles ont voulu imposer dans toute l’Angola le lusotropicalisme que Freyre est allé leur enseigner, je ne suis pas sûr qu’elles aient compris les motivations du parti pris de Kassav de chanter exclusivement en créole et d’évoquer avec passion ses racines africaines dans les chansons, ce qui est une position politique claire. Mais si la créolité avait un intérêt particulier pour ces élites, c’est parce que pour elles les Caraïbes et l’Amérique latine n’évoquaient pas déjà l’Afrique. La créolité et les cultures d’Amérique latine incarnent même pour elles une alternative, un idéal culturel possible à défaut de pouvoir accéder pleinement à la culture du maître blanc portugais. Tout cela a certainement aussi permis de passer à côté du message politique de Kassav. Aussi, les élites angolaises ne pouvaient pas comprendre que le groupe qu’elles adoraient refusait le doudouisme vis-à-vis de la France qu’elles-mêmes acceptaient volontiers vis-à-vis du Portugal. Car, la langue des Antillais, le créole, étant aussi interdite à l’école, à la maison et qu’on leur a demandé jusqu’au XXe siècle de dire avec la main sur le cœur « Nos ancêtres les Gaulois », Kassav est venu réhabiliter sa langue devant le monde entier et affirmer sa culture créole d’origine africaine. Et c’est à travers cette langue qu’il parlera de son lien fort avec l’Afrique et de la traite négrière qui l’en séparait. Les élites angolaises sont donc passées à côté de Gorée et Neg Mawon, deux chansons puissantes, parmi tant d’autres, qui évoquent ces sujets. Par sa musique, Kassav a donc rendu accessible au plus grand nombre le sentiment que des intellectuels comme Césaire ont bien défendu par la littérature.
Pour l’enfant de Mbanza-a-Kongo que je fus, j’ai compris bien plus tard pourquoi pour nous Jacob Desvarieux avait une place particulière dans son groupe. Car quand on naît dans un pays où les élites sont complexées, rejettent leur africanité et développent une fascination pour les Noirs à l’africanité diluée, ça marque à jamais quand on les voit se pâmer devant quelqu’un qui est Noir et qui nous ressemble. Jacob était donc comme ce grand frère qui est revenu après la longue odyssée qui l’avait séparé de ses frères. L’histoire de la région où se situe aujourd’hui l’Angola étant intimement liée à l’esclavage, tous les Angolais noirs ont un oncle, un cousin ou un frère qui ressemble à Jacob. Ma grand-mère maternelle, qui a vécu près de 100 ans, a recommandé jusqu’à son dernier souffle, dans les années 90, que tous ses enfants et petits-enfants recherchent ses deux frères aînés qui avaient été arrachés à leur terre et vendus en esclavage. Cette recommandation a été transmise de génération en génération, mais comment la respecter? Le talent de Jacob, sa voix envoûtante, sa sympathie et sa salopette légendaire faisaient aussi partie de ce que nous aimions chez lui. Mais nous l’aimions plus parce qu’il pouvait être un membre de notre famille, et c’était un pied de nez, un camouflet à la norme du colorisme qui demeure et mine notre pays. Les Noirs comme lui qui nous ont été montrés à la télévision étaient des comiques qui faisaient le pitre ou des esclaves dans des telenovelas brésiliennes. Et là, avec lui, nous avions enfin un Noir fier qui se sentait bien dans sa peau, co-fondateur d’un groupe à succès où il y avait des gens à la peau plus claire qui le respectaient, donc pas étonnant que nous nous sommes identifiés à lui plus facilement qu’à Michael Jackson! Les Angolais aimeront toujours Kassav et surtout Jacob, il le savait et je suis ravi de le lui avoir dit en personne. Le groupe a un musée qui lui est dédié dans notre capitale, Luanda, et c’est le seul au monde. La musique de Kassav, Zouk, qu’il a fait connaître dans le monde entier, a fortement influencé la nôtre, que nous dansons avec la Kizomba, que nous avons inventée. La dernière fois que j’ai parlé à Jacob, il quittait le consulat d’Angola à Paris et se rendait à Luanda. Et je l’ai vu pour la dernière fois sur scène pour les 40 ans de Kassav à Paris La Défense Arena le 11 mai 2019, mon ami et grand-frère Felicio a eu la gentillesse de m’offrir 4 places. La mort de Jacob Desvarieux crée une immense tristesse en Angola et il y a de bonnes raisons. Et oui, il a eu raison d’avoir chanté Asi pon Gaba man trouvé an lélé, — ‘sur le pont de la Gabarre j’ai trouvé un sortilège’ -, qui a permis de rallier nos peuples à jamais.
Notes:
*Lire Critique de la raison nègre, d’Achille Mbembe
**En référence à Les Armes miraculeuses, un recueil de poèmes d’Aimé Césaire
- La première publication de ce texte a eu lieu le 13 août 2021 dans O País, un quotidien angolais dans lequel je publie une chronique hebdomadaire, et dans Club K, le journal angolais d’information en ligne le plus lu en Angola et par sa dispora.