Le Vieux Ntwampa et l’Histoire d’Angola

Ricardo VITA
6 min readMar 26, 2021

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J’ai connu ce grand-père jusqu’au milieu des années 1980, il est décédé par la suite. J’étais un enfant mais je garde de bons souvenirs de lui jusqu’à présent. Et plus le temps passe, plus je comprends la fierté qui le caractérisait; c’était un vieil homme africain, au plein sens du terme, dont l’existence avait traversé l’Histoire. Si mes souvenirs les plus heureux l’associent à la peur qu’il suscitait dans notre ville, Mbanza-a-Kongo, l’ancienne capitale du Royaume du Kongo, où tous ceux qui y ont vécu jusqu’à sa mort l’ont connu sous ce nom, Ntwampa, (Ntu-Wa-Mpa, qui signifie littéralement “Nouvelle Tête”), mon grand-père a vécu dans sa chair depuis sa naissance toutes les tragédies successives qui avaient affectées notre peuple. C’était un Nkanga, de la lignée des Kinkanga dont le plus illustre ancêtre est le dernier roi du Royaume du Kongo souverain, Vita-a-Nkanga, mieux connu sous le nom d’Antoine Ier du Kongo dans l’histoire écrite par des Blancs. Cet ancêtre avait été tué par les Portugais lors de la Bataille d’Ambuila en 1665, dont les troupes étaient commandées par un mulâtre du nom de Luís Lopes Sequeira, toujours glorifié à Luanda, la capitale de notre pays libre depuis 1975, où une grande place porte son nom. Le Royaume du Kongo souverain, pour nous descendants, fut donc achevé en 1665, plus de deux siècles avant la conférence de Berlin de 1885 qui divisa l’Afrique telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ainsi, ceux qui accusent les rois du Kongo, à tort et souvent par ignorance et parfois à des fins politiques et séparatistes, d’avoir vendu l’Angola aux Portugais devraient expliquer comment, puisque ces rois et leur peuple étaient les plus résistants à l’occupation portugaise, la littérature le prouve! Ce sont des choses comme ça que mon grand-père savait. Il savait que Vita-a-Nkanga s’était battu jusqu’à la mort pour défendre notre liberté et notre dignité. Il savait aussi qu’il avait été tué, décapité avec l’aide des frères angolais et il savait surtout que sa mort a été célébrée en grande pompe, que sa tête a été enfoncée, pour l’humilier, dans les murs d’une église de Luanda, Igreja de Nossa Senhora da Nazaré, qui a été dédiée à la Bataille d’Ambuila. Après cette bataille, les Portugais ont commencé à introniser des rois d’origines douteuses, même des Santoméens, pour défendre leurs intérêts, les descendants légitimes, comme ceux de la lignée de mon grand-père, ont été soit tués, soit vendus en esclavage, soit soumis. C’est ainsi que les survivants de la lignée de mon grand-père ont été contraints d’assumer le rôle de conseillers des rois imposés sur le trône et il a été le dernier de sa lignée à occuper cette fonction, qui se dit Mbanda-a-Mbanda en kikongo.

Je me souviens surtout que mon grand-père était un homme amer, presque méchant. La dureté de ce qu’il avait traversé l’avait rendu courageux et irrévérencieux. Il méprisait quiconque prétendait être de la noblesse et, sachant qui il était, il s’imposait où il voulait; par exemple lorsqu’il y avait un manque d’orateur légitime lors des mariages, des funérailles et de toute autre cérémonie, pour rappeler la tradition et la culture. Et il rappelait souvent qu’il avait participé à la Révolte de Buta en 1913 contre les Portugais. Mon grand-père était un chef-né et il a vécu dans cette posture toute sa vie. Il avait déjà plus de 100 ans et avait perdu la vue à ma naissance, mais il avait gardé la tête et avait une sagacité d’esprit exceptionnelle. Il marchait avec une canne pour aller où il voulait dans la ville, au marché pour faire ses courses, par exemple. On le reconnaissait de loin par sa grande calvitie qui brillait, c’est pourquoi on l’appelait Nkaka-a-Vando, le Grand-Père-Chauve, il lançait des injures aux gens qui l’importunaient sur son chemin et parfois il les chassait avec sa canne. Et il faisait de même contre les gosses qui venaient cueillir des figues sans sa permission sur le figuier qui se trouvait dans la cour de sa maison. Il passait souvent devant la maison de tante Felizarda, à 150 mètres de la sienne, qui habitait notre quartier et avec qui je crois qu’il n’avait aucun lien familial. Et je ne pense pas qu’il l’aimait. Tante Felizarda était la fille d’un ancien roi que les Portugais avaient imposé et elle était devenue un peu folle, parlait seule dans la rue en portugais châtié. Mais je ne sais pas quelle était l’attitude de mon grand-père envers la reine Maria Isabel da Gama, veuve du roi Gama et régente du trône entre 1957 et 1962, dont l’un des fils était lieutenant dans l’armée coloniale. La reine Maria Isabel da Gama est venue vivre dans une maison à côté de la nôtre après son règne, elle fut la marraine de baptême de ma sœur Chana et était très proche de mes parents. Je suis né après.

Mon grand-père avait toutes les raisons de ne pas aimer les Portugais. Il était marié à une Ne Ntumba, grand-mère Suzana Maianga, une pieuse catholique qui a également vécu près de 100 ans, de la lignée des Kintumba qui ont un lien direct avec Alphonse Ier du Kongo (Mvemba-a-Nzinga), par sa fille, la princesse Ana Ntumba-a-Mvemba. Ils ont eu 4 enfants, dont mon père. Leurs enfants ont été éduqués dans les codes portugais, par l’Église catholique, et faisaient partie de la bourgeoisie locale. L’un des trois garçons est devenu infirmier, l’autre, mon père, enseignant, puis fonctionnaire, et le dernier a été envoyé dans les années 1960 à Coimbra, au Portugal, pour devenir prêtre. Mais au tout début de la révolution angolaise, les soldats portugais ont tué l’infirmier, qu’ils étaient allés chercher chez lui, alors qu’il était en poste à Uige. Et en 1962, celui qui allait devenir prêtre mourut aussi d’une manière étrange à Coimbra, où il est toujours enterré. Je suppose que tout cela a renforcé la méfiance de mon grand-père envers les Portugais. Il avait recommandé à ses descendants de retrouver la tombe de son fils au Portugal et notre père nous a transmis aussi cette recommandation. Et grâce aux informations fournies par la sœur aînée de mon père, tante Maria Julia, qui a maintenant plus de 90 ans, je l’ai trouvée après avoir contacté l’évêché de Coimbra. L’astuce était dans le nom qu’il portait. Ma tente m’a expliqué que dans la culture du peuple Kongo l’enfant ne porte pas le dernier nom de son père, il porte le nom complet d’une autre personne que l’on choisit, dans la famille ou non, pour sa grandeur et dignité, et que je devais plutôt rechercher par Henrique Marques Nemiala, le nom complet de la personne après qui on a nommé mon oncle. J’ai aussi compris en même temps pourquoi des enfants de mon grand-père seul mon père portait son nom, Vita. Et j’ai compris pourquoi mon cousin germain Antonio Vita, le fils de cette tante, ne portait pas le nom de son père: tous les deux avaient été nommés après mon grand-père! C’est ainsi, en 2014, que j’ai pu trouver facilement la sépulture de mon oncle au cimetière d’Antuzede au Portugal. Et j’ai même fait la connaissance de son ami portugais, Père Porfirio, avec qui il partageait sa chambre au séminaire et qui m’a donné tous les détails de sa mort. Mon père, avec qui mon grand-père avait une relation tendue, gardait des documents précieux qui m’ont permis de savoir que son père était né au 19e siècle et qu’à sa mort, il avait exactement 115 ans. Voici un ancien qui est parti sans nous raconter tout ce qu’il savait de notre Histoire vraie.

*La première publication de ce texte a eu lieu le 26 mars 2021 dans O País, un quotidien angolais dans lequel je publie une chronique hebdomadaire.

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Written by Ricardo VITA

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